Le Zeppelin de Bailleul

“Dans la nuit du 12 au 13 avril 1915, à 23 heures 35, un Zeppelin a survolé Bailleul en zig-zag, jetant dix-neuf bombes, ainsi que nous l’avons dit. Les bombes sont tombées près de la pâture Hémart ainsi que dans le cimetière, endommageant une tombe et dans un terrain vague près de la rue de Lille, à vingt mètres de l’hospice, démolissant un mur.

Une bombe, tombée dans la cour de M. Debert, épicier rue Saint-Jacques, a creusé un trou de trois mètres de profondeur sur six mètres de diamètre. Des pavés d’une vingtaine de kilos ont été projetés à 150 mètres : chez M. Lembrez, notaire, chez M. Dewynter, brasseur… Partout des vitres furent brisées et des façades endommagées.

Malheureusement il n’y eut pas que des dégâts matériels. Une bombe tomba rue des Moulins (aujourd’hui rue Pharaon-De-Winter) et détruisit deux maisons ouvrières. Un bébé de quelques mois fut projeté, avec son berceau, sur la plateforme d’une maison de l’autre côté de la rue. Il fut tué net.

Une femme de 21 ans, réfugiée à Bailleul, a été retrouvée,écrasée, sous les décombres. Une vieille femme de 80 ans, Mme Pardieu, a également été tuée. Les Boches ont un odieux exploit de plus à leur actif ; ils ont tué un bébé et deux femmes ! … » (Article tiré de L’Indépendant du Pas-de-Calais. Journal politique, littéraire, commercial et industriel. Lundi 19 avril 1915).

L’état civil de Bailleul (1) nous renseigne sur le fait que le bébé, âgé de trois mois et quelques jours, s’appelait Raymond Delmote. Il était le fils d’Emile Delmote, serrurier-ajusteur, et d’Hélène Diette, tous les deux demeurant à Bailleul.

La jeune femme se nommait Madeleine Bolluyt, née à Bailleul, mais domiciliée à Fretin près de Lesquin. Elle avait 26 ans et était l’épouse d’Emile Houvenagel, un préposé des douanes.

La vieille dame s’appelait Amélie Haverbecque. Elle avait 82 ans et était originaire de Westoutre en Belgique. Elle était la veuve de Félix Pardieu de Bailleul.

Il y a probablement eu une quatrième victime cette nuit-là. L’état civil  a enregistré le décès à une heure, à l’Hôpital de la Providence de Bailleul, d’un certain Jérémie Rasalle, âgé de 22 ans. Il était ouvrier agricole à Westoutre en Belgique.

Le Cri des Flandres du 18 avril 1915 ajoute que le Zeppelin a également lancé « neuf bombes au champ d’aviation, qui n’ont occasionné aucun dégât. Rue St.-Jacques, un soldat anglais et cinq chevaux ont été blessés. »

De plus, nous raconte l’abbé Fernand Delmote, il y avait six blessés. « Je m’en souviens d’autant plus qu’il y avait parmi eux un tué et deux blessés de ma proche famille. (…) Ce fut une première grande alerte. Les consignes pour le black-out deviendraient sévères. Le soir, aucune lumière ne pouvait plus filtrer.»(2)

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Le Zeppelin LZ-35 mesurait 150 mètres de long et avait un volume de 22.470 m3. Il pouvait atteindre une vitesse de 80 km/h. Le dessous était peint en nuages bleu-gris.

(Photo Aeronauticum, Nordholz)

 

Ce vol meurtrier était l’œuvre du Zeppelin LZ-35. Ce fut son dernier vol parce qu’en retournant vers sa base à Gontrode, près de Gand, on lui tira dessus alors qu’il traversait le front près d’Ypres. Les ballons furent percés par des balles ; il perdit de la hauteur et fut contraint d’atterrir à Sainte-Marie-Aalter en Flandre-Orientale. Il a ensuite été démantelé.

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Le lendemain, l’épave est bien gardée par des sentinelles. La structure métallique est gravement endommagée.

(Photos : Aeronauticum, Nordholz)

 

Le Zeppelin LZ-35 s’appelait d’abord le Zeppelin Z XIII, mais, par superstition, le Capitaine Hans Masius avait laissé changer le numéro(3). Cela n’a pas empêché la disparition du dirigeable le 13 avril 1915 avec un équipage de 13 hommes à la fin de son treizième vol…

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L’équipage du Zeppelin LZ-35. Le Commandant Masius se trouve au milieu; c’est le deuxième à partir de la gauche. (Photo Aeronauticum, Nordholz).

 

Le dernier vol du Zeppelin LZ-35 est d’autant plus remarquable qu’avant son départ il avait une autre destination : Cassel, Hazebrouck et St. Omer. Mais à St. Omer avait lieu une rencontre entre le roi d’Angleterre, George V, et le roi des Belges, Albert I. L’Empereur allemand Wilhelm (ou Guillaume) II, un neveu de George II, est intervenu personnellement, peu avant le départ du Zeppelin, pour interdire cet assaut. Puis on a choisi Poperinge et Hazebrouck comme cibles secondaires.

C’est ce qu’on peut lire dans le rapport allemand relatif à ce raid :

« On était à une hauteur de 2.200 mètres. On a d’abord attaqué Poperinge à 12 heures 25 le matin (heure allemande) (…) Puis on a tourné vers « Hazebruck » pendant qu’on laissait St. Omer, bien illuminé, à tribord. On a jeté cinq bombes de 58 kilos et 5 bombes de 10 kilos. On pouvait bien observer les détonations dans la ville. On était au-dessus d’Hazebrouck à 12 heures 45. » (4)

Et pourtant ni Poperinge, ni Hazebrouck n’ont été bombardées cette nuit-là. Les bombes sont en réalité tombés sur un camp militaire anglais près de Vlamertinge (entre Ypres et Poperinge), aux environs du Scherpenberg (Mont Aigu) ainsi que sur la ville de Bailleul. Cette déviation de la trajectoire estimée a pu être causée par le vent. En tout cas, les Allemands ne se sont pas rendus compte de leur erreur.

 

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Enveloppe en anglais, affranchie à Friedrichshafen, base des usines à Zeppelins. Il est à noter que la mention indiquant que le LZ-35 fut obligé d’atterrir à Poperinge n’est pas exacte.

 

Le Zeppelin LZ-35 avait quitté Friedrichshafen le 11 janvier 1915 pour Cologne. Un mois plus tard, il arrive à Gand-Gontrode. Les 21 et 22 février 1915, le LZ-35 participe avec le Z X au premier bombardement de Calais, faisant cinq morts sur place.(5) Un certain Emile Gressier, âgé de 14 mois, survécut au bombardement qui tua ses parents et sa sœur, mais il mourut à l’âge de 30 ans dans la ville de Dunkerque, assiégée, à la fin de la deuxième Guerre Mondiale. La ville de Calais subira encore cinq autres bombardements par des Zeppelins, causant 18 morts au total.(6) La Voix du Nord estime que Calais fut la première ville française à faire état de morts dues à des dirigeables allemands, mais Nancy en comptait déjà deux le jour de Noël 1914.(7)

Un mois après le premier bombardement sur Calais, pendant la nuit du 20 au 21 mars 1915, le Zeppelin LZ-35, de nouveau accompagné du Z X, effectue une attaque sur la ville de Paris. Le Capitaine Masius note dans son rapport : « Malgré 80 bombes et après un vol d’onze heures et demie, le dirigeable atterrit sans problèmes à Gontrode. » Le Z X n’eut pas autant de chance. Il fut contraint d’atterrir près de Saint-Quentin dans l’Aisne puis fut démantelé par les Français.

 

Enveloppe de la même série, montrant l’attaque sur Paris (nuit du 20 au 21 mars 1915).

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La ville de Dunkerque n’a reçu qu’une seule visite de Zeppelin (le L-21) pendant la nuit du  2 au 3 avril 1916, tuant trois personnes. Le dernier vol d’un dirigeable de l’Armée de Terre allemande (le LZ-107) est dirigé contre le port de Boulogne, le 16 février 1917. La Marine allemande va encore continuer les assauts par Zeppelins, surtout contre l’Angleterre. Quoique ses vols aient à peine influencé le cours de la guerre (on compte 556 morts et 1.357 blessés en Angleterre), les Allemands considèrent le bilan plutôt positif. Les mesures contre les Zeppelins ont mobilisé au moins un demi-million d’hommes, que les Britanniques n’ont pu engager sur le front. Le travail dans les usines était interrompu lors de chaque alerte. D’un autre côté, le moral britannique n’a fait qu’augmenter malgré ces attaques arbitraires.Il en fut de même pendant le Blitz de 1940.(8)

Après la perte du Zeppelin LZ-35 suite à son vol sur Bailleul, le Capitaine Hans Masius commanda encore trois autres Zeppelins : les LZ-72, LZ-87 et LZ-107. Avant ce vol sur Bailleul, il se trouvait à bord du Zeppelin Z IX qui participa au bombardement de la ville d’Anvers au début de la guerre, les 24 et 25 août 1914. L’ironie de l’histoire veut que sa propre maison à Berlin ait été démolie, pendant la Seconde Guerre Mondiale, par une bombe larguée depuis un avion.

 

Luc Vanacker

Auteur également du livre  »Une couronne tardive pour Guynemer » en vente auprès de notre association.

 

 

(1) Merci à Jean-Pascal Vanhove.

(2) Fernand Delmote, Comment les enfants de Bailleul ont-ils vécu la guerre 1914-1918?, dans Annales du Comité Flamand de France, LII, 1994, p. 336.

(3) Le numérotage des dirigeables de l’Armée de Terre allemande est assez compliqué. Jusqu’au mois de décembre 1914, les Zeppelins étaient identifiés ainsi : lettre Z et chiffre romain, mais les numéros ne se suivaient pas. Dès que le Z I était perdu, il était remplacé par un EZ I (Ersatz Z I). A partir de janvier 1915, on a décidé d’appliquer le numérotage des Usines Zeppelin à Friedrichshafen près du lac de Constance (ou Bodensee) : LZ suivi d’un numéro en chiffres arabes. Peu après, on a ajouté 30 à chaque numéro. Ainsi, le LZ 42 devenait le LZ 72. Ce système resta en vigueur jusqu’à fin 1917. La Marine, en revanche, employait un numérotage comprenant la lettre L suivie d’un chiffre arabe. (Douglas Robinson, The Zeppelin in Combat, 1994.)

(4) Archives de l’Aeronauticum, Nordholz. Deutsches Luftschiff- und Marinefliegermuseum.

(5) Selon la « fiche technique » du LZ-35. La Voix du Nord et A. Chatelle ne mentionnent que le Zeppelin Z X.

(6) A. Chatelle, Calais pendant la guerre (1914-1918), Paris, 1927, p. 69.

(7) Au calendrier de l’histoire: Nord/Pas-de-Calais/Picardie, 1993, Tome III, p. 18-19. G.Hartmann, Terreur sur la ville : www.hydroretro.net.

(8) Walter Dolfus, Zeppelin-Luftschiffe im Ersten Weltkrieg, dans Neue Züricher Zeitung,16 avril 1966.