Suite de l’épisode 1 avec les projets étrangers
Poursuivons l’aventure des ces aérodromes flottants dans les années 20, aventure qui se poursuivra jusqu’au milieu des années 30 mais également de manière différente en 1945 avec le projet Illy d’aérodrome flottant.
Les projets français évoqués dans l’épisode 1 ne sont pas les seuls à émerger dans les années 20. L’idée est également débattue outre-atlantique, en Allemagne, en Italie et même par la Norvège avec l’ingénieur Horgaard. La Grande-Bretagne privilégiera la solution porte-avion.
- Le premier brevet de Seadrome d’ Edward Armstrong (1876-1955)
Edward R. Armstrong est né en 1876 au Canada mais a grandi puis fait ses études aux Etats-Unis. Après un parcours dans le cirque puis dans les industries chimiques (Dupont de Nemours), Armstrong qui n’a pas oublié ses rêves de jeune garçon inspiré des romans de Jules Verne, aurait inventé en 1913, pour la première fois l’idée de l’île flottante pour avion ou « Seadrome ».
En 1921, Edward Armstrong dépose un brevet simultané aux Etats-Unis, en France et en Angleterre relatif au procédé et appareil d’ancrage en eaux profondes de stations d’approvisionnements (pour des vols de longue distance) : en guide de station d’approvisionnement il envisage un bateau, mais le problème de l’ancrage en haute mer se révélait à l’époque complexe, en raison des fortes houles. L’ingéniosité du système d’ancrage en eau profonde consistait à relier le bateau-station à une bouée dont le câble d’ancrage devait toujours garder une longueur posée sur le fond marin de sorte à être toujours supérieure à la hauteur entre la bouée et le fond. La bouée possède un déplacement supérieur à la charge totale du poids de la bouée, du poids du câble d’ancrage et aux forces de dérives maximales de la station en cas de mauvais temps. La station est également équipée d’un propulseur.
La forme du bateau faisant office de station d’approvisionnement n’est d’ailleurs pas sans rappeler le projet de Defrasse, en forme de fer à cheval

Détails du projet d’ancrage et de station d’approvisionnement breveté par Armstrong en 1921. source : INPI
2. Edward Armstrong : L’évolution du Seadrome (1922-1924)
Le 7 décembre 1922, Armstrong dépose un nouveau brevet aux Etats-Unis (qu’il dépose également en novembre 1923 en France et en Grande-Bretagne) dans lequel il reprend l’idée de station flottante d’approvisionnement mais en modifiant le principe de flottaison ainsi que la forme.
Armstrong abandonne le bateau pour un dock flottant pouvant supportant une plateforme d’atterrissage (11) d’au moins 360 m de long par 120 m de large. Mais pour réaliser ces dimensions, il fallait résoudre le problème de la flottaison. Edward Armstrong imagine des éléments de flottaison (de 56 m de hauteur) maintenus à une profondeur au dessous de la surface de l’eau à laquelle le mouvement des vagues est relativement faible. Ces dispositifs de flottaison sont espacés et reliés entre eux par des dispositifs de contreventement (4). Ils font l’objet d’une étude particulièrement poussée : chacun dispose d’un élément de flottaison (5) et un élément de stabilisation au plus bas (6), reliée par un tube cylindrique (8) creux sur lequel sont disposées des ailettes circulaires (9), pour mieux résister au mouvement vertical dans l’eau.
Des ouvertures d’évacuation sont situées au plus bas, juste au dessus de l’élément de stabilisation, afin de permettre l’admission ou l’évacuation de l’eau dans le flotteur. Ce dernier dispositif doit permet de diminuer ou augmenter le tirant d’eau de la station, afin de maintenir ainsi la ligne de flottaison de la station pratique constante malgré les variations de la charge à supporter par le pont lorsque la station est utilisée comme une station ancrée de navigation et d’approvisionnement pour aéroplanes. Le pont d’envol devait se situer à environ 22 mètres au dessus de la mer, hauteur calculée en fonction des plus hautes amplitudes de houle observées dans l’océan atlantique.

Coupe de principe du seadrome d’E.Armstrong. Source : United States Patent Office (1922)
Ce brevet américain présente par rapport au projet français de Defrasse un niveau de détail constructif plus abouti, qui demande certes à être éprouvé par des essais sur maquettes avant un essai grandeur nature. Ce sera le défi que se lance E. Armstrong pour les années suivantes.

Vue d’artiste du projet d’île flottante ou Seadrome d’Edward Armstrong

Vue d’artiste du projet d’île flottante ou Seadrome d’Edward Armstrong
3 .Le projet de traversée d’Edward Armstrong et les premiers essais du Seadrome

E.R. Armstrong avec l’une de ses maquettes de Seadrome. Source: eBay
Tandis qu’en France le projet Defrasse fait son apparition dans la presse artistique dès 1924, le projet d’Armstrong n’est vraisemblablement médiatisé en France que quelques années plus tard. Mais à partir de 1927, des articles de presse française viennent objectiver la comparaison des différents projets. Une des principales différences avec le projet de Defrasse réside dans le fait que le Seadrome d’Armstrong n’est pas vraiment adapté pour les hydravions. Il faudrait des conditions météorologiques très favorables pour qu’un hydravion puisse atterrir à proximité du Seadrome et être hissé sur le pont situé à près de 22m de la surface de l’eau. Un détail qui a son importance, car à cette époque des années 20, l’hydravion apparaissait plus adapté pour les grandes traversées au-dessus de l’océan.
Par ailleurs, Armstrong envisageait une traversée entre l’Amérique et l’Europe en recourant à de nombreuses stations, 8 en tout (contre une ou deux pour le projet Defrasse), entre Plymouth au sud de l’Angleterre, et Atlantic City, au sud de Philadelphie, sur la côte des États-Unis. Il prévoyait des avions partant toutes les heures dans les deux sens et un temps de vol de 30 heures.

Traversée transatlantique telle que vue par E. Armstrong, avec 8 Seadrome
Côté juridique, on trouve trace de deux entreprises à laquelle le nom d’Armstrong est rattaché : la Seadrome Development Company et la Seadromes Ocean Dock Corporation. Nous avons trouvé relativement peu d’informations sur ces dernières, mais il est certain que le financement d’un tel projet a nécessité un lobbying exceptionnel de la sa part, et que jusqu’en 1929, Armstrong avait pu réunir l’appui financier des banques Dupont et la General Motors.
D’un point de vue technique, comme pour le premier projet de Defrasse, Armstrong perfectionne son Seadrome au cours de la deuxième moitié des années 20. Il intègre également un système d’ancrage qu’on ne voyait plus dans son deuxième brevet. On peut voir cette évolution à travers des photographies de maquette à différentes échelles réduites. Le pont d’envol est détaillé au niveau de sa sous-face, où sont prévus des espaces de stationnement ou de maintenance, tandis que les bâtiments en surface s’étoffent pour accueillir les services d’hôtellerie et autres commodités.
1926 : essais dans un bassin de maquette du Seadrome à côté d’une maquette du navire S.S Majestic, pour démontrer la stabilité du projet à petite échelle, soumis à des vagues artificielles d’une hauteur de 40 pieds [1], reconstituées à l’aide d’un ventilateur.

1926 : essai d’une maquette du Seadrome à côté de celle du paquebot S.S. Majestic. Source : eBay

1928 : essai d’une nouvelle maquette du Seadrome. Source : eBay
Les essais sur lac s’enchaînent jusqu’en 1929, mais pour véritablement démontrer la faisabilité du projet, la société d’Armstrong prévoyait de mettre en place une voie aérienne reliant New York et Atlantic City aux Bermudes qui ne nécessiterait qu’un seul Seadrome.
Au cours de l’été 1929, Armstrong finalise une maquette en tôles d’acier à l’échelle 1/32ème et avec un tirant d’eau d’environ 6 pieds (1,80 m) et l’ancre près de la ville de Cambridge, dans le Maryland dans le fleuve Choptank, qui se jette par la baie de Chesapeake dans l’océan Atlantique Nord. Durant six semaines, il éprouve cette maquette dans différentes conditions climatiques (vents, vagues et courant) de sorte à démontrer la faisabilité du projet. Le 22 octobre, Armstrong déclara à la presse que la première semaine d’essais avait été couronnée de succès. La construction d’un Seadrome grandeur nature dans la baie de Chesapeake était prévue pour le mois décembre 1929, et la structure terminée serait remorquée en mer l’été 1930…

1929 : finalisation de la maquette à l’échelle 1/32 sur la rivière Chopmank. Source : eBay

Armstrong lors de la mise à l’eau de son prototype en octobre 1929
Mais c’était sans compter un certain jeudi du 24 octobre 1929… qui mit fin, au moins durant quelques temps, aux espoirs d’Armstrong de voir réalisée la première structure de Seadrome.
Un article du Time Magazine du 28 octobre 1929 relata même cette aventure.
Les liens vers les extraits de film ci-dessous retracent la mise à l’eau d’octobre 1929, quelques jours avant le jeudi noir…
4. Le projet de l’ingénieur norvégien William Hovgaard pour la traversée Irlande – Terre-Neuve

Le trajet étudié par W. Hovgaard en 1928. Source : La Nature (juin 1928)
[Vallaux Camille. Un projet d’île flottante pour avions dans l’océan Atlantique. In: Annales de Géographie, t. 37, n°209, 1928. p.480; (via Persée)]
Le grand obstacle pour l’aviation, dans l’Atlantique Nord, provient de la longueur de la traversée aérienne sans escales au-dessus d’une mer aux conditions météorologiques rapidement changeantes et souvent défavorables. L’ingénieur norvégien Hovgaard propose dans l’Engineering d’y remédier en mouillant un grand chaland entre le cap Clear et Saint-Jean-de-Terre-Neuve, à 1400 km du premier point, à 1950 km du second sur le banc Faraday par 1400 m de fond. Ce serait un navire-station de 317 m de long à la flottaison, de 350 m au pont supérieur avec 40 m de large et 55 000 tx de déplacement en charge. Le pont serait organisé comme hôtel pour les avions de puissants projecteurs seraient installés. La grosse difficulté viendrait évidemment d’un ancrage de 1400 m en verticale pour lequel il faudrait une aussière acier de 6800 au moins ; il faudrait aussi autres aussières de sûreté aussi longues ; Hovgaard estime que cette difficulté n’est pas insurmontable.
La synthèse de Camille Vallaux s’appuie sur l’article publié dans la revue La Nature n° 2787 du 15 juin 1928 sous la plume du Ct Sauvaire Jourdan.
D’un point de vue technique, pour réaliser cette traversée entre l’Irlande et Terre-Neuve, Hovgaard mise sur un navire-station adapté aux avions aux dimensions suivantes :

Source : La Nature (juin 1928)
- Longueur à la flottaison : 317 m
- Longueur du pont supérieur : 350 m
- Largeur du pont supérieur : 53 m
- Largeur à la flottaison : 40 m
- Hauteur du pont supérieur au-dessus de l’eau: 16,5 m
- Déplacement en charge : environ 55 000 tonnes
Hovgaard tente lui aussi d’apporter une solution au problème délicat de l’ancrage rencontré par la majorité des autres projets. Dans le cas d’une station localisée sur le banc Faraday, l’ancrage doit se faire à une profondeur d’environ 1400 m. Il est d’usage de prendre une longueur d’ancrage égale à trois fois la hauteur du fond. Hovgaard estime la réalisation d’un tel ancrage par un système de chaîne impossible, les maillons ne résistants pas au poids total de la chaîne. Il imagine alors une aussière en acier (nom courant désignant un cordage servant pour l’amarrage des navires), de diamètre 12,5 cm attachée à une ancre de 15 tonnes. en portant sa longueur à 6800 m (5 fois la hauteur du fond), Hovgaard estime que ce système suffit à ancrer le navire-station.

Source : La Nature (juin 1928)
5. Les autres projets de navires étrangers utilisés comme aéroport flottant mais à vocation militaire
Du côté des Anglais, les projets sont essentiellement militaires :
« L’Angleterre expérimente ses premiers aérodromes flottants » : c’est avec ce titre que la revue La Nature de février 1929 évoque l’utilisation du HMS Furious en tant que premier aérodrome flottant britannique. La transformation de ce navire initialement prévu comme croiseur en porte-avion remonte en réalité à la Première Guerre mondiale, durant laquelle il opère avec des avions de type Sopwith avant de repartir au chantier naval pour agrandissement du pont d’envol.
Il faudra trois ans, jusqu’au 1er août 1925, pour faire un pont d’envol entièrement continu. il peut accueillir plusieurs avions stationnés, ailes rabattues, à l’arrière du pont, protégé de part et d’ autres par des filets pare-chutes. Le HMS Furious est le porte-avion le plus important à l’époque mis en service par la Royal Navy.

HMS Furious, photographié en 1926. Coll. Agence Rol, via Gallica
D’autres HMS, comme le Courageous et le Glorious seront également transformés pour cet usage.

HMS FURIOUS (à droite) avec soit le HMS GLORIOUS ou HMS COURAGEOUS. Coll. IWM (Q 80418)
D’autres nations possèdent également des porte-avions à usage militaires :
- Le Lexington et le Sarragota pour les Etats-Unis
- Le Kaya et l’Akagi pour le Japon
A suivre… avec notamment la suite des aventures des aérodromes flottants au tournant de la WW2.
Source :
- Le Sport Universel Illustré, janvier 1927
- Revue aéronautique de France, août 1927
- Revue aéronautique de France, avril 1928
- La Nature, 15 juin 1928
- Time magazine ; October 28, 1929
- La Nature, 1er février 1929
- Annales de Géographie, article de Camille Vallaux, 1929
- [1] Airports Across The Ocean, Stewart B. Nelson, 2001