Le document ci-dessous est extrait d’un texte de 95 pages relatant la campagne de France de 1939-1940. Les passages ci-dessous seront complémentaires avec le texte suivant …
Source : Fonds d’archives Anciens Aérodromes
Extrait par Jean-Luc Charles (membre 2A)
NOTES DE GUERRE DU CAPITAINE DE RESERVE JACQUES FREVAL
Campagne I939/1940
15 AOUT I939 … FIN DE MANOEUVRES AERIENNES …
A peine l’Aiglon posé a Ronchin, L-M m’embarque d’autorité au Café Jean, ou il y a paraît-il beaucoup d’aviateurs…
Nous sommes, en effet, en période d’intimidation aérienne, la Royal Air Force a poussé ses vols de reconnaissance jusqu’aux limites de la Méditerranée, et a titre de réciprocité, de politesse, nos vieux Bloch 2l0 ont aujourd’hui survolé l’Écosse et défilé au-dessus de Londres.
Après ces démonstrations, Rome, Berlin n’ont qu’à bien se tenir. « Retiens-moi, dirait Marius, ou je les écrase »…
Gros émoi au Terrain de Lesquin… des « taxis » dans tous les coins… grosse activité des meccanos qui s’affairent autour des avions dont on prépare le retour, …
L’HOTEL CONTINENTAL A CALAIS
…
Ayant en charge, par le Secteur de l’Air n°l de la zone maritime, il était normal que nous nous en rapprochions et que nous quittions Lille, comme nous en avions été plusieurs fois menaces et rompre ainsi nos habitudes… Le 1er Mars nous nous installons à l’Hôtel Continental à Calais
Splendide P.C. … parfaite organisation… dans un sale patelin, mais c’est la guerre !… Gros avantage : on loge, mange, travaille dans le même bâtiment. Mais gros défaut… d’une vie trop sédentaire, car il n’y avait plus aucune raison de sortir et prendre l’air et on ne s’y forçait pas.
Gros avantage aussi d’être au milieu de la zone d’action, avec tous les moyens dans la main : dépôts d’essence et de munitions, Compagnie de Combustibles liquides, Cie de munitions… des Bases et les Forces Aériennes de l’Armée à proximité.
J’ai oublié de dire que le Patron s’en était allé à Beyrouth, aux Forces Aériennes Orient-Méditerranée (F.A.O.M.) retrouver Madame B-T. Le Commandant Villomé lui succédait… (23 ans de grade…) … même sens de travail et de la camaraderie, même consigne consistant en la recherche de la satisfaction des unités volantes, hôtes de nos Bases, même au prix d’entorses aux règlements.
Je venais d’être nommé Chef des Services Techniques à sa place et mes fonctions comprenaient : le Bureau Technique, la Répartition des Carburants, celle des Munitions et l’Infrastructure, ce qui théoriquement supposait six officiers, mais où j’étais seul avec mes secrétaires heureusement.
C’était plus qu’il n’en fallait pour m’occuper et pour ne pas me permettre de prendre la permission à laquelle j’avais droit ; J’avais même encore complété mes fonctions par celle d’Ordonnateur Secondaire Adjoint, l’expérience ayant démontré que le Service Technique était le seul qualifié pour engager des dépenses techniques et en assurer le financement.
Ainsi que je l’ai dit précédemment, nous perdions le Parc 4/104 au profit du Secteur 4, et il nous fallait en créer un de toutes pièces : le 15/13l.
Son enfantement fut particulièrement difficile !
Je n’ai jamais su pourquoi Magnéto (Indicatif du Commandant Laugier, Chef du 4ème Bureau de la Z.O. A.N.) avait chargé le Commandant Noir, du Parc d’Aviation 2/122 de Poix, donc dépendant du Secteur de l’Air n°2 de faire une reconnaissance d’installation d’un Parc dans la zone et pour le compte du Secteur de l’Air n°1.
Vers fin Janvier, alors que notre État-major était encore à Lille, au plus dur de cet hiver rigoureux, on nous annonce l’arrivée de deux commandants qui venaient en prendre le commandement et procéder à sa constitution.
L’un, le Commandant Pelet, brave homme à la compétence indispensable venait en prendre le commandement. Il avait sept années de pratique dans l’active… mais avait quitté volontairement l’Armée quelques années avant la guerre pour vivre tranquillement à Pamiers. L’autre, le Comandant-Mécanicien Boursier était d’une compétence technique indiscutable… polytechnicien, ancien chef de Cabinet de Déat, c’était un type remarquable.
[Pg47]
Ils venaient visiter une usine de papier reconnue comme emplacement possible du Parc un mois auparavant par le Commandant Noir. Le Colonel Georges du Point Z, assisté d’un officier-mécanicien serait de la caravane et il fut décidé que je les accompagnerais.
L’excursion se fit par 50 centimètres de neige, la circulation sur les routes étant particulièrement difficile et dangereuse. L’usine qui nous avait été indiquée dans les environs de Saint Omer avait été remise partiellement en marche pour des commandes de la Défense Nationale et le reste occupé par un dépôt de matériel du Génie de l’Armée. Ce qui ne pouvait nous convenir.
Nous cherchons autre chose et tombons sur l’usine de Wizernes des Papeteries de l’AA, qui offrait de grandes possibilités avec emplacement meilleurs pour la première mais propriétaire chicanier et retors.
Le soir retour et compte-rendu… les officiers repartent les uns au Point Z… les deux Commandants à Chartres qu’ils avaient quitté il y a une quinzaine pour un déplacement de la journée a Coulommiers, d’ou on les avait envoyés à Lille, à Caen, à Saint Omer sans jamais leur laisser le temps de retourner prendre une chemise de rechange et leurs objets de toilette.
Le lendemain, un télégramme officiel chiffré du Point Z m’ordonnait de procéder d’urgence à la réquisition de l’usine de Wizernes.
Je fais immédiatement le nécessaire, car la réquisition d’une usine complète n’est pas plus difficile que celle d’un logement pour un officier… On ne réquisitionne jamais que l’usage de l’immeuble et non sa pleine propriété. J’envoie les documents au Lieutenant Lecat qui commande la Compagnie de l’Air 48/104 qui est aussi stationnée à Wizernes, lui demandant d’en faire la notification de la réquisition à Monsieur Dambricourt. Lecat avait aussi mission de rechercher un cantonnement pour les 15 Officiers et les 2OO hommes du nouveau Parc.
Monsieur Dambricourt qui, lors de la visite du Colonel Georges avait tout tenté pour éviter la réquisition de son usine en situation d’inaction, alerte directement le Général Giraud Commandant la VIIème Armée, dont le P.C. est à Saint Omer.
Le lendemain, coup de téléphone du G.Q.G. qui m’engueule ! Faire un cantonnement pour l’Air sans passer par l’Armée et la Guerre… qui m’a dit de la faire… le Point Z. Mais le Point Z ouvrant aussi son parapluie fait chorus une heure après. On me menace d’arrêts de rigueur, qu’y puis-je ? Enfin, ceci est un détail sans importance…
Tout est donc à refaire. On aura perdu six semaines inutilement depuis la reconnaissance du Commandant Noir.
Le Commandant Pelet et ses quelques adjoints qui avaient obtenu des billets de logement à Wizernes sont mis à la porte sans autre forme de procès et obligés de se loger à leurs frais à Saint Omer.
Quelques semaines après, je vais reconnaître l’emplacement à Gravelines proposé au Commandant Pelet par la VIIème Armée, dont il faudra préalablement expulser un escadron du Train Auto !
C’est la que prit enfin naissance notre Parc dans une filature de chanvre et la Scierie Bracq, qui du fait du blocus ne pouvait plus recevoir ses bois du Nord. Son installation a été poursuivie chaque jour au prix de mille difficultés.
Nous avions décidé d’envoyer à la Base de Caen un groupe d’officiers qui devaient encadrer le personnel technique. Celui-ci remonterait à Saint Cyr, à l’E.A.A.303, prendre livraison des camions.
La caravane irait ensuite à Nanterre prendre des machines et du matériel comptable aux E.A.A.302 & 306, et passerait probablement au M.C.A. d’Issy-les-Moulineaux prendre des rechanges automobiles, si possible… et ramènerait le tout a Gravelines.
Tout était prêt. Le Colonel de la Base de Caen avait tiré dans le dernier contingent de feuillets bleu appelés, 200 spécialistes. C’était parfait.
Las !… Les officiers arrivent à Caen ou ils apprennent que les deux cent bonshommes prévus ont été dirigés d’urgence sur l’Armée d’0rient. Tout est à recommencer.
Malgré cela, on touche du personnel. Ce ne sont plus des spécialistes… mais des divers… des sous-officiers quelconques. 0n s’arrange au Secteur de l’Air pour compléter. J’ai même fait assurer le 13 avril le démarrage du Parc en lui donnant le personnel complet de la Compagnie de l’Air 54/104 qui était « haut le pied » ! Ce n’était peut-être pas une solution administrative orthodoxe, mais cela permit de démarrer.
Pour les machines-outils, la D.M.A.M. ne pouvait officiellement rien nous donner. Le commandant Villomé demanda un crédit de 90.000 f. pour acheter quelques machines indispensables.
Cette demande, d’ailleurs non satisfaite, se révéla inutile, car le Commandant Pelet, s’étant débrouillé directement avec l’E.A.A. obtint des machines à commande électrique indépendante.
Par la suite nous avons compris… Un officier débrouillard partant directement aux E.A.A. avec dix camions obtiendra tout ce qui est nécessaire, alors que ces demandes par voie hiérarchique, avec la multitude d’intermédiaires n’obtiendront jamais satisfaction.
Gravelines possédait le plus beau Parc de France, nous en étions tout fiers… ce fut aussi le plus héroïque car il a contribué à la défense de Dunkerque… il a commencé à travailler le 15 Avril… son activité technique n’aura duré qu’un mois !…
La grosse excitation du moment était dans le camouflage des Bases. Il s’agissait d’en faire disparaître les formes trop géométriques, tant en dessin qu’en couleur.
Depuis un mois ces opérations avaient été étudiées par les Commandants des Bases et le Bureau d’Infrastructure des Secteurs. Il s’agissait de reconstituer d’une manière grossière les anciens champs cadastrés avec des décolorations ou du fauchage, a simuler des fossés ou des routes avec du goudrons ou de la craie. Du trompe-l’œil grossier mais qui pouvait faire hésiter les bombardiers ennemis s’amenant en vitesse sur le terrain.
…
A la veille de l’offensive allemande, le plan de stationnement des unités appartenant au Secteur ou services était le suivant : Plan probablement incomplet par défaut de mémoire, et peut-être inexact, car tout plan de stationnement est toujours faux et portait, a la Z.O.A.N. le surnom de « petit menteur »… « p’tit minteux ! » en patois du Nord…
S.A.l Hôtel Continental Calais Cdt Villomé
Parc 15/131 Gravelines Cdt Pelet
C.C.L. 7/112 Calais Lt Choquet
C.C.L. 18/101 Frethun Lt Maubler
C.C.L. 15/105 Calais Lt Guyot
Cie Dépannage 6/122 Calais Lt Lemire
Cie Munitions 11/104 Le Touquet Lt Batut
Cie de l’Air 55/104 Dunkerque-Mardyck Cne Durand
Cie de l’Air 135/104 Calais-Marck Cne Bourdrel
Cie de l’Air 87/107 Saint-Inglevert Lt Drancourt
Cie de l’Air 42/104 Berck Cne Lecocq
Cie de l’Air 48/104 Saint-Omer Wizernes Lt Lecat
Cie de l’Air 137/104 Rely Norrent-Fontes Lt Chavastel
Cie de l’Air 139/104 en réserve Lt Raverdy
Cie de l’Air 45/104 id. Cne Colmant
Cie de l’Air 50/104 id Lt de Civile
Cie de l’Air 52/104 id. Cne Bussieres
Cie de l’Air 62/122 id. Cne de Roscof
Groupes et Unités tactiques sur nos Bases :
G.C. 2/8 Calais-Marck Cdt d’Amécourt
F.I.C. id. Cdt Jozan
G.A.O.501 Dunkerque-Mardyck Cdt Moguez
G.C. 1/04 id Cdt Hertaux
G.C. 2/6 id Cdt Fontanet
G.A.O.516 Saint-Inglevert Cdt Durand
G.A.O.544 Saint-Omer Cdt Loisy
G.A.R. 1/35 id Cdt Desprez
G.C. 1/6 Berck Cdt Parnaud
B.A.N. id C.Frég. Noury
Groupe remorquage de Berck Adj.Chef X
B.A.N. Boulogne C.Corv.Corfinat
Parc Aérostation Montreuil + compagnies aérostiers
États-majors : F.A. 107 Longuenesse Cdt Chambe
F.A.C.A.l Calais Cdt David
F.A.C.A.16 Cassel Cdt Ténot
F.A.C.A. 28 Saint-Omer Cdt Clausse
………………………
Second texte du Sergent Bacrot qui lui décrira en détail son passage à Wizernes
MERCREDI 23 AOUT 1939
…..
… Je connais les lieux (de distribution du matériel) : je veille à ce que ma dotation soit aussi complète que possible ; je dois néanmoins me contenter de 2 mitrailleuses Hotchkiss, sur les 4 prévus : c’est avec cela qu’il faudra défendre le terrain, d’autant plus maigre qu’elles ne sont pas équipées pour le tir aérien. Le soir tombe : le plus gros du chargement est terminé. Nous rangeons 40 camions en longues files dans les hangars à avions : une file par compagnie. Et nous regagnons le cantonnement. Mais nous sommes déjà attachés à ce matériel dont nous avons donné décharge, à ces Compagnies en formation dont nous sommes les noyaux ; nous sommes déjà séparés les uns des autres : la mienne est la Compagnie de l’Air 48/104, type III – pas de section de phares -, elle doit occuper le terrain de St Omer – Wizernes, plateau des Bruyères, territoire de Longuenesse.
DIMANCHE 27 AOUT 1939….
« Allo. J’écoute ».
« Sergent Bacrot ? »
« Oui. Lesieur ? »
« Oui. Il faut monter tout de suite au terrain ; ordre de départ ».
Les 3 coups sont maintenant frappés. Je m’habille à la hâte, et je pars après avoir embrassé ma femme et mes parents. Notre séparation n’a encore rien de définitif : je sais que je passerai ici tout à l’heure, avec mon convoi. Je roule le plus vite possible, sur les pavés et dans la côte de Ronchin. Nuit noire, déserte, glacée. Rien que le pinceau de lumière de ma lanterne. J’appuie très fort sur les pédales : ma volonté est aussi tendue que mes muscles ; je voudrais être à mon poste, parce que c’est mon devoir – pour l’instant, je me sens un peu en faute -. J’arrive au terrain en même temps que Degouy venu avec sa 7 CV Citroën. Et Decoeyère ? Son numéro ne répond pas ; Degouy fonce à Roubaix ; tous deux arrivent 1 h 1/2 après.
Il est près de 2 heures. Les soldats s’équipent. Fourmillement silencieux dans le camp éclairé par 5 faibles lampes. Activité un peu fébrile, un peu fantastique. À 3 h, mon tour arrive de charger les 300 boules de pain – 360 kg – que chaque Compagnie doit emporter. Ce pain sort de la boulangerie de la citadelle de Lille qui fonctionne nuit et jour ; Fleury en revient avec un 5 T chargé jusqu’à la bâche. C’est une folie d’emporter tout ce pain, qui pourrira, et qui prend la place réservée aux paquetages des soldats – les dernières boules me serviront à élever un premier cochon, dont Prévost, habile charcutier de Hogporc, tirera jambons, tripes, boudin, du pâté, de la graisse -.
Moguez et Lhomel ont décidé d’attendre le petit jour pour donner l’ordre de départ. Je vais dans la chambre de mon camarade Decoeyère chercher masque, casque, revolver ; le reste de mon bagage, avec les papiers de la Compagnie, sont dans un des 5 T Berliet ; je monte dans sa cabine : Godwin s’y est endormi.
Lentement, le ciel pâlit : l’aube. Chaque échelon envoie une corvée à la cuisine, pour en ramener café, pain, chocolat. Au petit jour, la Compagnie qui va occuper le terrain d’Albert, le plus éloigné, part. Bref moment d’émotion contenue.
Quelques mots encore avec les frères Lavaud, Decoeyère, Degouy. À 5h20, ma Compagnie quitte le terrain.
J’ai ainsi formé le convoi : Berliet 2,5 T tirant la cuisine roulante ; Berliet 2,5 T ; trois roues FAR tirant un groupe électrogène ; sanitaire ; Berliot 5 T. Convoi mal construit, je le sais : la « sanitaire » devrait être le dernier, mais elle est en si mauvaise état mécanique que je crains la perdre en route ; le chef du détachement doit être en tête, mais je veux être sûr que tous les véhicules avancent, et je suis le dernier. En tête, il y a d’ailleurs un soldat qui connaît bien Lille et à qui j’ai donné des consignes précises : itinéraire, vitesse. Passage à niveau de Lesquin, passage à niveau de Ronchin, porte de Douai ; rue Solférino, rue Nationale. J’avais dit au 1er conducteur de passer rue Colbert, et le voilà qui file vers la place de Tourcoing. Tant pis, je fais arrêter mon camion, et je cours jusqu’à la maison de mes parents, mal à l’aise avec mon casque et mon revolver. Je confirme à ma femme mon départ pour St Omer – Wizernes, et je rejoins mon camion en courant. Godwin accélère pour rejoindre le reste du convoi. Rien devant nous, je m’en inquiète : où sont-ils passés ? Nous nous arrêtons. Au bout de 5 minutes, ils apparaissent : ils s’étaient engagés par erreur sur la route de Béthune et ont dû rebrousser chemin. Le convoi se reforme.
Le voyage n’est pas facile : la « sanitaire » n’en peut plus ; bricolée, elle avance tant bien que mal ; nombreux ratés dus à un mauvais allumage – en fait, le joint de culasse est sauté, et les bougies, humides, étincellent plus ou moins -. Nous n’avançons pas à 20 à l’heure. Après la descente de Premecques, les véhicules s’arrêtent ; je m’arrête aussi ; qu’y a-t-il encore ? Rien, que le désir des soldats de s’arrêter au bistrot ; sans doute sommes-nous dans une partie de plaisir. Bistouille, sandwich. Et nous repartons. Traversée d’Armentières, encore endormie. La montée, dans Bailleul, est dure ; nous sommes obligés de nous arrêter en pleine ville. Nouveau bricolage de la « sanitaire ». Les soldats en profitent pour se dégourdir les jambes ; ils sont d’ailleurs mal installés, certains juchés sur la montagne de boules de pain, d’autres perchés sur la roulante ; les mieux sont ceux qui ont pris place dans la « sanitaire », mais je contreviens à la réglementation internationale en temps de guerre : une ambulance ne doit jamais transporter des soldats en armes ou capables d’en porter. Les curieux se rassemblent autour de nous ; j’en suis gêné, comme si nous étions des phénomènes de cirque. Nous repartons enfin. Traversée d’Hazebrouck, Ebblinghem, Renescure. Les gens vaquent à leurs occupations, normalement ; les boulangers-pâtissiers sont ouverts, les estaminets aussi, et ne manquent pas de clients. La campagne flamande est très calme. En ce sens, je suis content d’avoir quitté Lesquin : j’échappe à l’arrivée massive des réservistes ; je ne sais rien de plus pénible que cette multitude nonchalante, triste, déboussolée, qui envahit camp et bistrots, jette le désordre, répand comme une fiévreuse paralysie. Nous sommes ici 17, petit noyau homogène ; malgré une apparence de laisser-aller, nous sommes disciplinés ; nous sommes équipés – à peu près – ; nous savons grosso-modo ce que nous avons à faire. Tout est en ordre.
Dangereuse descente d’Arques ; passage à niveau fermé ; l’arrêt se prolongeant, certains vont boire un coup ; 20 minutes d’attente, au total ; route bétonnée jusqu’à St Omer. Là-bas se dresse, solide, la vieille tour gothique St Bertin, refuge des corbeaux. Notre passage éveille la curiosité. Du pas de leurs portes, les bons bourgeois – c’est-à-dire presque tous les Français, au fond – un peu endormi encore, en pantoufles, nous regardent ; comme presque tous les Français finalement, ils aiment leur armée ; ils ne l’acclament pas : ils sont réservés ; mais le cœur y est. Et puis, ne venons-nous pas pour les défendre ? Ils nous sont sûrement reconnaissants de ce renforcement de leur sécurité. Des camions, certains interpellent des filles peu farouches, qui rient et répondent aux appels. Quoi qu’il en soit, St Omer est très calme ; impossible de se croire à la veille de la guerre ; cette nuit, n’est-ce pas un cauchemar que nous avons fait ? Le jour s’est levé, et tout va bien. La longue et dure côte qui prend à la sortie de St Omer essouffle nos moteurs ; nous arrivons enfin en haut, soulagés pour nos pauvres véhicules. C’est le vaste plateau des Bruyères qui domine la vallée de l’Aa. Sur notre droite, le terrain d’aviation avec son énorme tribune de champ de courses. Le terrain est vide : cela me plaît ; j’ai horreur de la cohue, de la foule, de la promiscuité. J’engage le convoi sur le petit chemin qui longe le terrain. Nous logeons nos véhicules entre le petit hangar – qu’abrite 2 Luciole et un Potez 58, et une montagne de fûts vides – et le pavillon du gardien. Distribution de quelques vivres. Matinée magnifique. Je désigne 2 sentinelles. à l’entrée du terrain, près de la 1ère patte d’oie de la soute à essence, s’installe alors un petit détachement de la 703ème Cie de transmissions, commandé par le Sergent Bodechon, Calaisien, que j’ai eu comme élève ; 2 grosses voitures S.F.R ; 1 Berliet 2,5 T ; une petite dizaine de soldats.
Et je descends, à pied, vers Wizernes : je dois m’y mettre en rapport avec le maire pour établir le premier cantonnement. Cretteur m’accompagne.
Nous arrivons à la mairie. C’est l’ancien groupe scolaire, avec une cour fermée d’une grille sur un mur bas, et un hangar en guise de préau. Devant la grande porte à 2 vantaux se tient un Lieutenant d’aviation. J’espérais bien être seul, pendant quelques jours. Arrivé à quelques mètres de lui, je reconnais l’officier : c’est Robert Lecas ; il est venu directement sans passer par la B.A. de Lille. Je le connais depuis décembre 1936 alors qu’il venait au terrain de Flers terminer ses 10 heures de vol d’entraînement, observateur classe B. Je le revois très bien avec sa gabardine beige, son chapeau de feutre gris, sa serviette de cuir, et son attitude réservée, mais sans aucune morgue – ce qui n’était pas le cas de tous les officiers et sous-officiers réservistes du P.N., s’entraînant en classe A ou B ; j’ai gardé un fort mauvais souvenir d’un certain Desplats, lieutenant observateur classe A, assureur à Lille, hautain, prétentieux, méprisant, et dont le courage ne fut pas à la hauteur de ses prétentions -.
Salut militaire.
« Sergent Bacrot, Cdt l’échelon » a » de la Cie 48/104 ; soldat Cretteur »
« Lieutenant Lecas ». Poigne de mains, fort civile.
« Mon lieutenant, l’échelon » a » est arrivé au terrain ».
« Que comprend-il ? »
« Au total, 17 personnes. Des véhicules. Pas mal de matériel de toutes sortes. »
« Nous nous installons ici. Il y a de la place pour les bureaux, des magasins ; derrière une grande salle des fêtes où l’on pourra loger les hommes ; sous le préau s’installera la cuisine. Je me suis déjà entendu avec Denèkre, propriétaire du café voisin, adjoint au maire, faisant fonction de maire. Allons voir ce que vous avez amené ».
Et nous voilà repartis. Soleil chaud, belle lumière dorée d’un automne précoce. Les choses ont la netteté de paysages d’hiver, quand il gèle et que l’atmosphère est très sèche. Ciel bleu profond. Sur la gauche, à l’extrémité S-E. du terrain, un vieux moulin à vent flanqué de quelques bicoques. Sur les talus qui, par endroit, dominent la route, des touffes de genévrier, et d’ajoncs aux longues épines acérées. Nous causons peu ; assez, toutefois, pour que je note l’optimisme du Lt Lecas. Pour lui, la situation peut très bien s’arranger encore ; personne ne veut la guerre ; Hitler bluffe pour obtenir un maximum ; la France et l’Angleterre sont bien liées à la Pologne par un pacte d’assistance, mais elles feront pression sur leur alliée pour qu’un arrangement intervienne. Ce n’est pas du tout mon avis.
Rapide inspection, rien de protocolaire ; le Lieutenant Lecas est un civil, de bonne compagnie. Il donne ses instructions pour que les 2 camions chargés d’habillement, de vivres, d’armes, de matériel corps de troupe, soient à 15 heures au cantonnement. Les autres véhicules sont rangés dans le hangar ; la garde sera montée en permanence. Distribution d’un bon repas froid. Le Lieutenant Lecas et moi redescendons à Wizernes, à pied.
À 15 heures, nous sommes au cantonnement, comme prévu ; notre installation commence.
Et commence aussi une nouvelle phase de notre vie.
Nous venons d’arriver là, jeunes hommes encore sans grande expérience, avec pas mal d’illusions et d’espoirs. Nous en repartirons mûris par la réflexion, par la nécessité de résoudre les difficultés matérielles, par l’approche des dangers. Nous connaîtrons ensuite le camp retranché de Dunkerque – où nous perdrons 2 de nos patrouilles de reconnaissance, où nous subirons des bombardements que nous n’imaginions pas -, le difficile passage de la mer du Nord, le retour en France sur un cargo hollandais sans protection, la longue et quelque peu honteuse retraite jusqu’au sud de la Garonne, la perspective du passage en Algérie pour y faire la guerre, l’écrasement du pays et son occupation par les forces ennemies ; nous connaîtrons aussi bien – des souffrances et, pour certains, de deuils. Nos idées, nos repères, nos systèmes, nos unités de mesure, tout volera en éclats, explosant à l’impitoyable souffle de la guerre. Et nous en sortirons – nous serons nombreux à avoir la chance d’en sortir – durcis, meurtris, parfois amers : d’un coup, nous aurons beaucoup vieilli.
La « DROLE DE GUERRE »
L’installation de la Cie de l’Air 48/104 commença dans l’après-midi du dimanche 27 août 1939, dans la mairie, l’école des garçons, la salle des fêtes municipale, avec l’accord du cafetier voisin Denèkre, adjoint-fonction de maire -. Lecas me demande de prendre en charge la subsistance des soldats : ravitaillement et alimentation, me laissant entière liberté de gestion. Il devait d’ailleurs toujours me témoigner sa pleine confiance, sans le moindre contrôle – n’était le contrôle du lieutenant-médecin, à qui je devais soumettre le projet du menu hebdomadaire, d’abord le docteur, de Lumbres, puis le docteur Blair. Avec mon équipe – dont Cretteur, mineur de fond du Pas-de-Calais, courageux, honnête, bon camarade, Prévost, charcutier chez Hogporc, Dewulder cafetier à St Omer -, j’installe cuisine roulante et fourneau sous le préau ouvert de l’école, une petite salle de classe nous servant de magasin. Nous disposâmes d’un stock de bois sciés – par réquisition-, ce qui permit à quelques soldats débrouillards de fabriquer des lits rudimentaires pour les 120 hommes que notre Compagnie devait compter. Réquisition d’un local devant servir de mess : nous choisîmes la très belle villa, inoccupée, dans le parc de Dambricout, industriels possédant l’importante usine de papier de Wizernes. Gastal, adjoint du directeur des Coopérateurs de la Seine, Sergent de réserve, fut nommé gérant : ce fut un excellent gérant. Lecas choisit une chambre dans la luxueuse villa des Vandecastel, propriétaire de la grosse malterie de la ville : il y fut choyé ; bien après la guerre, qui avait ruiné les Vandecastel, et la mort des parents, Lecas fit venir à Paris la fille Françoise, et l’aida à trouver du travail comme secrétaire de direction. J’eus une chambre au 1er étage du café Decarpentrie, près du passage à niveau : les propriétaires étaient d’une vulgarité écœurante et se disputaient violemment ; pas de chauffage, pas d’eau courante, pas de W.C ; seul avantage : j’accédais à la chambre par un escalier séparé, sans passer dans la salle du café ni dans le logement des cafetiers et j’étais entièrement libre de mon horaire.
Je ne savais rien de la comptabilité d’une unité de campagne. J’en appris rapidement les rudiments indispensables des sous-officiers de carrière du GRM7, groupe de reconnaissance motorisé, équipé d’automitrailleuses, et de side-cars armés d’un fusil-mitrailleur, stationné à St Omer.
Notre Compagnie semble s’installer confortablement dans une sorte de succédané de la vie civile, sans grand travail ni responsabilité. Chacun prit peu à peu des habitudes. Des relations généralement cordiales s’établirent avec la population. Parfois, des militaires prirent, auprès des femmes esseulées, la place des maris mobilisés. Je passai une bonne partie de mes loisirs dans un petit village voisin, Hallins, où j’étais amicalement reçu par la famille Coyot ; les parents tenaient un petit magasin succursale des Coopérateurs du Nord ; la fille, Lucienne, sortie de l’école normale d’institutrices d’Arras en juillet, avait été nommée à Clairmarais. Je connaissais ces gens pour leur avoir apporté des lettres de leur fils Robert, officier de réserve, camarade de mon frère, tous deux officiers au 43ème R.I. de Lille. La censure militaire retardait systématiquement le courrier d’où l’intérêt d’un messager comme moi qui, chaque matin pendant plusieurs semaines, allait aux Magasins de subsistances de Lille pour y percevoir des vivres destinés à notre Compagnie : riz, lentilles, sel, sucre, chocolat, café, conserves. Nous fûmes ultérieurement – heureusement – rattachés aux subsistances de St Omer par un décret dérogatoire : nous étions unité combattante, alors que St Omer ne faisait pas partie de la zone des armées.
Nous achetions sur place les vivres frais, légumes et fruits. J’allai souvent chez un maraîcher de Clairmarais, Dewerdt ; il était mobilisé ; sa femme me demandait de l’accompagner en bateau, par de tout petits chemins …. à ses champs pour y cueillir choux-fleurs, choux de Bruxelles, et autres légumes.
Pour les fruits, nous nous adressions à Collat-Taverne, grossiste, qui avait installé dans son grand entrepôt une mûrisserie de bananes, chauffée au gaz. J’allai plusieurs fois à la Laiterie Coopérative du Mont des Cats, acheter de dizaines de grandes meules de fromage – genre port-salut – et en rapportait quelques-uns pour Monsieur Coyot, qui les vendait à son compte. La nourriture pour 120 hommes laisse pas mal de reste : nous les utilisons à élever des porcs. Nous en eûmes jusqu’à 6 à l’étable – en sous-sol de l’école -. Sans les soldats de ma section, jamais je n’aurais fait de telles choses ; à leur contact – surtout Cretteur et Prévost – j’ai appris ce qu’étaient l’activité créatrice, l’efficacité, l’aptitude à faire face aux difficultés qui surgissaient ; mes études ne m’y avaient nullement préparé ; aussi, cette expérience fût-elle pour moi très utile et enrichissante. Prévost, charcutier très compétent, tuait les porcs et en tirait tout ce qu’on pouvait en tirer ; avec l’aide d’un voisin, Persyn, il prépare même des jambons fumés, dans un tonneau préalablement scié suivant son plan équatorial, avec la lente combustion de copeaux, de sciure, et de déchets de chêne.
Officiers et sous-officiers vivaient assez bien ; leur mess était très bien géré. Les petits déjeuners qu’y prenaient certains – Puissesseau, Durieux, Masse, parfois Lafortant -, à leurs frais d’ailleurs, se déroulaient dans une abondance de charcuterie et de vin, et dans une atmosphère de désœuvrement, de vie facile, de gourmandise, assez déplacées. On y mangeait et on y buvait bien. S’y déroulaient parfois de petites orgies qui n’avaient rien d’élégant ni de distingué. Je me rappelle l’une d’elles, lors des fêtes de fin d’année. Nous étions tous réunis, officiers et sous-officiers confondus, dans la grande salle du 1er étage ; les tables étaient placées sur le pourtour de la pièce, laissant son centre largement dégagé. Le dîner, très arrosé, terminé, il fut décidé de chanter. Arrive le tour d’un de mes camarades calaisien, Puissesseau, ingénieur A.M, qui avait échoué à la Préparation Militaire Supérieure pour assiduité insuffisante et s’était retrouvé Sergent. Il monta sur un tabouret, et entama je ne sais plus quel refrain de corps de garde. C’est alors que le Lieutenant Bellot, lui-même ingénieur A.M, de Paris, passablement alourdi de boisson, se leva et alla, devant nous tous, vider sa vessie en arrosant copieusement les jambes de Puissesseau qui, imperturbable, continue à chanter. Il paraît que c’était la pratique des Gadz’arts. Je dois dire que je n’étais pas à l’aise dans ces sortes d’agapes.
Les services de la Compagnie fonctionnait doucement : garage, armurerie, technique pour éventuelle assistance aux avions qui, de temps en temps, utilisaient le terrain des Bruyères ; garde. Quelques terrassements avaient été faits autour du terrain pour y loger les mitrailleuses qu’on essaya de monter sur trépied à tête articulée pour leur donner une certaine mobilité et leur donner quelque possibilité de tir anti-aérien. En fait, aucune préparation sérieuse à la guerre ; pas d’entraînement au tir. Irresponsables coulant des jours sans souci. Au fond, ceux qui travaillaient le plus, c’étaient les soldats de la cuisine et du mess, parce qu’il y avait nécessairement 2 repas chaque jour, et parce que le mécontentement se serait vite et bruyamment exprimé.
Comme chacun, je bénéficiai de 15 jours de permission, que je passai avec ma femme, toujours professeur à Calais, mais habitant maintenant dans une ferme à la Planche Tournoire, un hameau de Hames-Boucres, à 10 km de Calais. Vers le 15 novembre, j’eus la joie de voir mon frère, venu passer avec moi quelques heures de sa permission. Il était maintenant affecté à Lamballe (Côtes du Nord) et participait à la mise sur pied de guerre d’un régiment de réservistes du Midi, le 143ème R.I.
La première grande alerte vint courant novembre : l’E.M. crut à l’attaque imminente de l’armée allemande. Le 16ème Corps d’Armée, avec une importante artillerie, prit position dans la région de St Omer. La 7ème Armée, du Général Giraud, s’installa d’Hazebrouck à Dunkerque.
Le GAO 501, du 1er Corps d’Armée rattaché à la 7ème Armée, prit possession du terrain de Mardyck. Puis le danger sembla disparaître, et la petite vie ronronnant reprit son cours.
L’hiver 1939-40 fut très rude, la terre longtemps enneigée et fortement gelée. Sur le terrain, les soldats eurent quelque peine à supporter le grand froid ; et bien des sièges de bois de tribunes du Champ de courses disparurent dans des feux. Le gouvernement et l’E.M. ne s’occupaient pas autant qu’il l’eût fallu de préparer la guerre, mais ils portaient la plus grande attention au moral du soldat. Il y eut de larges attributions de vin, à la plus grande joie des viticulteurs et de leurs influents députés ; le « vin du soldat » passa dans le discours à la mode. Il y eut aussi le « Théâtre aux Armées ». Nous reçûmes aussi la visite d’une troupe d’artistes de music-hall, à leur tête un Sergent appelé Charles Trenet qui obtint un très vif succès avec ses chansons dont il était tout à la fois compositeur, parolier, interprète. La fête terminée, il nous signifia qu’il ne sympathisait pas avec la piétaille, et dédaigna la réception prévue au mess, regagnant au plus tôt la chambre qui lui était réservée dans le meilleur hôtel de St Omer.
La vie continuait, faite de mille petites choses insignifiantes. A la Compagnie, Puissesseau et son service technique avaient installé un système de douches, et tous pouvaient y passer une fois par semaine. Dans une sorte de petit bunker semi-enterré, bien fermé, en forêt de Lumbres, nous essayâmes nos masques à gaz. J’allai au stand de tir de St Omer, vider un chargeur de F.M. et un barillet de mon vieux révolver, digne d’un magasin d’antiquités. Il ne se passait presque rien n’était, parfois, le survol de la région par un avion allemand : l’un d’eux, un Henschel bimoteur, fut abattu près d’Hazebrouck ; un autre, volant à très basse altitude, tira quelques rafales de mitrailleuse sur notre cantonnement : des impacts furent relevés dans la grande salle servant de dortoir, vide au moment de l’attaque. On prit tout de même conscience d’un danger permanent. Avec l’aide de soldats souvent volontaires, les travaux agricoles étaient faits à peu près partout ; les soldats cultivateurs avaient d’ailleurs bénéficié de permissions supplémentaires pour leur permettre de travailler leurs terres. Le printemps 1940 fut très beau : après le très long et très dur hiver, on se serait facilement laissé aller à une certaine euphorie, une certaine douceur de vivre.
Le 9 mai 1940 fut une belle journée ensoleillée.
La GUERRE
C’est dans la nuit du 9 au 10 que se déchaîna soudain l’ouragan, foudroyant. Notre terrain, comme tous ceux de la région, fut bombardé par l’aviation allemande ; peu de dégâts, pas de victime. Mais quel coup de tonnerre.
Très vite les nouvelles arrivèrent. Les Allemands attaquaient massivement, en Belgique et en Hollande. Et très vite aussi l’on sut que l’armée allemande avançait. Dès le 11 mai, passèrent des convois de troupes françaises montant en Belgique ; le 16ème Corps fit mouvement : en ordre, mais pas dans la joie, et trop lentement. J’appris, un peu après, que mon frère, dont le régiment appartenait à la 32ème DI, était parti de Cambrai prendre position au sud de Bruxelles.
Très vite aussi, de longs cortèges de réfugiés passèrent, encombrant les routes, gênants les mouvements des troupes. Il fut dit, plus tard, que cet exode massif avait été prévu, un peu provoqué, et exploité, par l’E.M. allemand. Il est certain que cette foule innombrable comptait des espions semant la panique. Existaient aussi, sur place, des sympathisants nazis qui furent des auxiliaires de l’ennemi. La fameuse 5ème colonne.
Cette montée des troupes françaises, trop peu mobiles, fut décidé par le gouvernement français à la demande du roi des Belges Léopold, lequel s’était opposé à leur venue pendant la « drôle de guerre » sous prétexte de neutralité – alors qu’elles eussent pu prendre de solides positions défensives sur la Meuse et l’Escaut, et être prêtes à recevoir l’assaut allemand. En fait, elles ne furent à aucun moment en condition de se battre autrement que dans des combats désespérés, n’ayant pu se regrouper pour un plan de bataille. Mouvement auquel, a-t-on dit, l’E.M. français était hostile ; mais mouvement finalement accepté par le Commandant en Chef le Général Gamelin, qui manquait vraiment de colonne vertébrale. Que d’indécision, de contradictions, de faiblesse, de médiocrité, dans la politique française, diplomatique et militaire, de 1935 à 1940 ! Quels mauvais gouvernants avons-nous eus, hélas, d’Albert Sarraut à Edouard Daladier, en passant par Léon Blum et d’autres ! Et que dire du Général Gamelin, ce brillant républicain que le pouvoir portait aux nues, et qui n’était qu’un officier de salon.
Très vite, les très mauvaises nouvelles arrivèrent, encore que nous n’imaginions pas l’étendue du désastre. Un Potez 63 du GAO 501, en mission, se posa sur notre terrain ; nous eûmes ainsi confirmation de la foudroyante avancée allemande ; nous apprîmes aussi la mort, en combat aérien, du Capitaine Albert Wiccaert – sa femme avait eu une fille, quelques jours plus tôt. Dès le 16 mai, alors que la nuit était déjà avancée et la campagne endormie, Bellot et moi quittions le bureau où une permanence de nuit était montée ; et, dehors, nous écoutions : nous parvenait alors, venu de très loin, étouffé, une sorte de roulement et de grondement continu, bruit de combats. Nous étions en plein drame.
Le 19 mai, dans l’après-midi, nous arriva du Commandement de l’Air Régional n°1 à Calais, dont nous relevions, l’ordre de retraite dès la tombée de la nuit, avec tout notre matériel. Nos préparatifs jetèrent la consternation dans la petite ville qui, d’un coup, prit pleine conscience de la gravité et de l’imminence du péril. Jusque-là, plus ou moins, elle avait vécu dans l’illusion d’être en dehors du coup : on n’avait jamais eu d’occupation allemande à St Omer ; les troupes françaises arrêteraient l’ennemi, comme en 1914. Notre départ précipité signifiait qu’il n’était plus très loin. Nous avions été comme le symbole de la force protectrice, et nous partions : c’était clair, et déchirant.
Nous partîmes il était un peu plus de 21 heures – entre des files d’habitants de Wizernes, silencieux, atterrés, figés sur les trottoirs. Conformément aux ordres reçus, notre convoi – une bonne douzaine de véhicules lourds, sans aucun dispositif de protection armée, les 2 voitures de nos officiers, et la moto de Puissesseau chargé du rôle d’éclaireur – s’engage sur la route de Frévent, feux éteints. Très vite, nous fûmes englués dans la colonne des réfugiés, et nous n’avançâmes pratiquement plus, malgré les demandes, puis les ordres, puis les menaces, que prodiguait Bellot. Le petit jour parut : route bloquée, à perte de vue. Les bas-côtés eux-mêmes étaient saturés de toutes sortes de véhicules, charrettes à bras, voitures à cheval, camionnettes, voitures de tourisme, certaines déjà en panne sèche. D’invraisemblables chargements de valises, de caisses, de ballots, de matelas. Des vaches participent à l’exode. Il y avait là une foule accablée de fatigue, écrasée par le choc, semblant ne plus rien espérer, attendant l’inévitable. Bellot, parfois très coléreux, entreprit de faire progresser notre convoi ; il fit dégager manu militari certains véhicules qui nous gênaient. Sa colère monta, comme une soupe au lait, quand le conducteur de l’un de ces véhicules, pourtant très calmement, lui dit qu’il voulait continuer sa route, qu’il avait de l’essence ; Bellot saisit son revolver par le canon et d’un coup de crosse fit voler en éclats le pare-brise de la 7 CV Citroën, à la grande tristesse de ses occupants qui ne dirent pas un mot, se contentant de lever vers Bellot un regard lourd de peine, semblant dire : « Pourquoi cela, entre nous ? ». Puissesseau, revenu d’une reconnaissance – il passait à travers champs – dit que la prévôté française semblait prendre les choses en main, 2 ou 3 kms plus au sud. Effectivement, notre convoi put avancer de quelques centaines de mètres, s’immobilisa, repartit, s’arrêta encore. Il faisait grand soleil. De temps en temps nous étions survolés à basse altitude par un avion allemand qui lâchait quelques rafales de mitrailleuse et, par 2 fois, bombarda avec de très petits engins. Confusion, cris, mouvements de panique ; des blessés aussi, dont personne ne s’occupait si ce n’est leurs proches.
…

Mureaux 117 du GAO 502 le 28 mars 1940 (Source Association Anciens Aérodromes via Jean-Louis Roba)